Claudine Kopp et le jardin de sa maison appenzelloise (photo Sophie Stieger)

Des jardins de rêve qui vivent

Propre en ordre ou réinterprété à la sauvage: les manières de prendre soin et d’entretenir les jardins historiques en Suisse sont aussi diverses que les personnes qui s’en occupent. Mais celles-ci ont en commun qu’elles s’épanouissent dans cette tâche. Trois exemples témoignent de cette variété des démarches et illustrent le Prix Schulthess des jardins 2023 décerné au groupe de travail Jardins historiques d’ICOMOS Suisse.

De Seraina Kobler et Franziska Engelhardt:
Les articles sont publiés dans le numéro 3/2023 de notre revue Heimatschutz/Patrimoine et dans la brochure consacrée au Prix Schulthess des jardins 2023.

«Un jardin doit s’accorder à la maison»

La marionnettiste Claudine Kopp a conçu un jardin très personnel, à l’intention des espèces de toutes sortes, assurant la transition entre sa maison appenzelloise historique et la réserve d’oiseaux qui l’entoure.

Seraina Kobler, autrice, Zurich

 

«Habillez-vous chaudement, nous sommes presque à 1000 mètres», recommande tout de suite Claudia Kopp au téléphone. De fait, la végétation semble se réveiller avec un temps de retard en ce matin d’avril, au milieu des vertes collines d’Appenzell ceintes de nappes de brume. Il faut y regarder à deux fois pour apercevoir dans les prairies maigres ce qui deviendra très vite de magnifiques orchis, des œillets et des linaigrettes. «Tout cela est protégé», explique notre interlocutrice en montrant les surfaces qui entourent la maison appenzelloise historique. Celle-ci est si ancienne que tout y est un peu différent par rapport à ses voisines. Lorsque Claudine Kopp dit «Wiese» (prairie) dans son généreux dialecte local, cela sonne comme «Wesen» (être vivant). De fait, ceux-ci ne manquent pas. Car qui dit réserve dit fauchage une fois par an seulement. Un cadeau pour les oiseaux qui nichent au sol, pour les belettes, les lièvres, les renards et les papillons qui tous profitent de la riche flore indigène.

Des éléments viennent s’ajouter chaque année

Il n’est pas rare qu’un couple de chevreuils se promène lorsque cette enseignante spécialisée, également marionnettiste à ses heures, prend son café. Et sa maison à l’orée de la forêt, avec des boules brillantes dans le jardin et une nuée d’oiseaux, semble bien sortir d’un conte de fées. Il y a trois ans, elle a pu la reprendre d’une amie, également amoureuse de la gent ailée. Des éléments viennent s’ajouter chaque année, depuis qu’elle a entrepris de renaturer le jardin qui comprend encore quelques éléments des années 1970, une époque qui n’était pas précisément l’âge d’or du jardinage biologique.

Claudine Kopp und ihr Appenzellerhaus mit Garten (Foto Sophie Stieger) Claudine Kopp und ihr Appenzellerhaus mit Garten (Foto Sophie Stieger)
Claudine Kopp et le jardin de sa maison appenzelloise (photo Sophie Stieger)

«Je tente d’intégrer ce qui est là», indique l’occupante des lieux. Cela signifie enlever l’humus, entretenir le sol, amener du sable et débuter une rotation des cultures dans les plates-bandes. Les semences sont achetées auprès de ProSpecieRara. Claudine Kopp suit aussi son instinct: «Car un jardin doit s’accorder à la maison». Et dans la maison comme à l’extérieur, elle s’efforce de rétablir tout ce qui est possible dans son état original sans intervention massive. Ainsi, elle a repeint les lambris du salon dans les couleurs d’antan, remis en état le vieux poêle en faïence et posé dans la cuisine des boiseries et des ferrures correspondant à l’époque de la construction.

Claudine Kopp und ihr Appenzellerhaus mit Garten (Foto Sophie Stieger) Claudine Kopp und ihr Appenzellerhaus mit Garten (Foto Sophie Stieger)
Claudine Kopp et le jardin de sa maison appenzelloise (photo Sophie Stieger)

Claudine Kopp connaît tous ses petits visiteurs

Des battements d’ailes résonnent dans le jardin. Mésanges charbonnières et boréales, pinsons des arbres et étourneaux sansonnets: Claudine Kopp connaît tous ses petits visiteurs. Mais il faut mettre des limites: elle a entouré les plates-bandes d’une haie dense afin que les chevreuils n’aillent pas boulotter ses salades et ses choux de Bruxelles. Des pierres sont entassées à l’autre bout du jardin pour servir de refuge aux lézards et aux autres bestioles. Des boules de Lauscha brillent de partout, comme des décorations de Noël géantes. «Autrefois, les gens croyaient détourner ainsi le Mal», explique notre hôte. Et pour cette femme qui connaît les vieilles légendes et histoires de la région, qu’elle reprend souvent dans ses spectacles de marionnettes, cela n’est sûrement pas une mauvaise idée. Mais voilà que le soleil perce entre les nuages et fait briller la rosée matinale dans les plates-bandes et les alchémilles.

Karl Stammnitz in der Werkbundsiedlung Neubühl in Zürich (Foto Sophie Stieger) Karl Stammnitz in der Werkbundsiedlung Neubühl in Zürich (Foto Sophie Stieger)
Karl Stammnitz dans la coopérative Neubühl, à Zurich (photo Sophie Stieger)

Avec le groupe jardins de Neubühl

La coopérative Neubühl, dans la banlieue zurichoise, est un retour vers le passé: les jardins et les espaces extérieurs ont été consciemment préservés selon la structure qu’ils présentaient au moment de la création de ce lotissement dans les années 1930. Des directives strictes y veillent, contrôlées lors des rondes régulières effectuées par le groupe jardins dirigé par Karl Stammnitz.

Franziska Engelhardt, journaliste, Zurich

 

Les rangées de maisons étagées sur la colline de Zurich Wollishofen présentent un aspect étrangement uniforme, comme hors du temps. Le soleil brille, les magnolias sont en fleur dans le lotissement de Neubühl, bientôt centenaire, à la périphérie de Zurich. Karl Stammnitz, architecte du paysage, nous a invités dans sa maison mitoyenne. Il s’agit de l’une des trois maisons-musées habitées de la coopérative Neubühl conçue par le Werkbund Suisse. Ces bâtiments ont été restaurés en collaboration avec le Service des monuments historiques afin de les préserver dans leur état d’origine des années 1930.

«Avant nous, il n’y a pratiquement pas eu de changement de locataires durant des décennies», explique le maître des lieux en mon- trant fièrement le linoléum d’origine au sol. Il présente la cuisine revêtue de carreaux, avec l’évier profond, la poubelle Patent-Ochsner, l’installation spartiate. Il vit sur 80 mètres carrés, avec ses enfants et sa femme, également architecte. «Nous avons découvert le lotissement durant nos études», ajoute-t-il. Après de nombreuses années à Zurich et neuf ans sur la liste d’attente de la coopérative, la famille a pu enfin emménager en 2016 dans la maisonnette.

Karl Stammnitz in der Werkbundsiedlung Neubühl in Zürich (Foto Sophie Stieger) Karl Stammnitz in der Werkbundsiedlung Neubühl in Zürich (Foto Sophie Stieger)
Karl Stammnitz dans la coopérative Neubühl, à Zurich (photo Sophie Stieger)

Les directives paysagères

Les espaces extérieurs à Neubühl ont été conçus par l’architecte paysagiste Gustav Ammann. Cette figure du paysagisme suisse de la première moitié du XXe siècle a développé le concept d’un «jardin résidentiel naturel, ouvert à l’utilisation» et régi par des structures précises. La taille des pelouses, la disposition des dalles sont définies. Des arbustes, et non des clôtures, séparent les terrasses et les jardins. La vue est préservée grâce à des plantes basses.

Karl Stammnitz entre dans le jardin, dont la largeur correspond exactement à celle de la maison. «Les bordures séparent mais elles relient aussi car on garde une vue d’ensemble. C’est un principe de base: ne pas s’isoler.»

La bande de gazon est fraîchement tondue, les herbacées dans les bordures commencent à se réveiller, les jonquilles fleurissent. «Je n’ai pas l’ambition d’avoir le plus beau jardin mais je souhaite qu’il s’inscrive dans l’ensemble comme une évidence.»

Les directives paysagères ont pour objectif de préserver cet aménagement classé et de poursuivre son évolution en tenant compte des aspects écologiques. Le locataire qui s’installe ici signe les directives. Cela implique aussi de gérer le conflit d’intérêts qui peut surgir entre la volonté individuelle et le dessein général.

Le secrétariat et un groupe de travail se chargent de la mise en œuvre. Karl Stammnitz siège au comité. «La police des jardins, exactement», dit-il en riant. «Le terme est bien choisi car nous menons chaque année une ronde à travers tous les jardins et vérifions si les directives sont respectées.»

Karl Stammnitz in der Werkbundsiedlung Neubühl in Zürich (Foto Sophie Stieger) Karl Stammnitz in der Werkbundsiedlung Neubühl in Zürich (Foto Sophie Stieger)
Karl Stammnitz dans la coopérative Neubühl, à Zurich (photo Sophie Stieger)

L’orthodoxie paysagère doit être exercée

Formulé ainsi, cela paraît anxiogène. Et, par le passé, c’était aussi une tâche désagréable. Karl Stammnitz rapporte que des bulletins étaient distribués après les rondes. Dans le style: c’est bien ce que tu fais. Ou bien, tu dois arracher les graminées là derrière. «Mais nous avons mis fin à cette pratique. Nous n’intervenons que quand ça part complètement de travers, par exemple avec des constructions.» Aujourd’hui, le groupe de travail assume plutôt un rôle consultatif. Après tout, l’orthodoxie paysagère doit être exercée. Et l’entretien des arbustes et des bosquets est confié au jardinier de la coopérative, employé à plein temps.

«Les contrôles peuvent paraître bizarres mais sans ce groupe de travail, le lotissement aurait une tout autre allure», assure le paysagiste.

Les arbres sont un élément tout aussi important dans le concept: des poiriers et des robiniers, avant tout, délimitent la voirie. Nombre d’entre eux datent de la construction des logements. Et la personne qui veut planter un arbre dans son jardin doit déposer une demande.

Malheureusement, le réchauffement climatique n’est pas sans effet sur les arbres. «C’est un énorme défi», reconnaît Karl Stammnitz. En revenant vers la maison, il balaie encore du regard les jardins. La structure imposée en 1930 est encore visible partout. Et il conclut humblement: «Nous sommes ici pour un temps limité. Tout nous est prêté. Il ne faut jamais l’oublier.»

Verena Best-Mast und die historischen Gärten von La Gara in Jussy (GE) (Foto Sophie Stieger) Verena Best-Mast und die historischen Gärten von La Gara in Jussy (GE) (Foto Sophie Stieger)
Verena Best-Mast et les jardins historiques du domaine de La Gara à Jussy (GE) (photo Sophie Stieger)

Les œuvres sauvages de La Gara

Ce domaine agricole historique, à proximité de Genève, date du XVIIIe siècle. Il montre comment des pratiques éprouvées peuvent être réinterprétées. Car, à La Gara, on joint l’utile à l’agréable, comme la vie sauvage se marie à l’art.

Seraina Kobler, autrice, Zurich

 

Au nord de Genève, le ciel paraît infini au-dessus des collines, comme pour rappeler que l’on se trouve aux confins du pays. Il règne une odeur de fleurs de colza, de paille. Les couleurs sont vives et les voitures qui bourdonnent sur la route secondaire portent en majorité des plaques françaises.

Plusieurs chemins conduisent à la propriété de la famille Best, mais le plus majestueux passe directement par l’allée conduisant au bâtiment principal. «Lorsque nous sommes arrivés ici il y a plus de vingt ans, tout était gris sur gris», raconte la maîtresse de maison Verena Best-Mast. Cette architecte dirige aussi les travaux sur l’ancienne ferme, qui abrite maintenant une cave.

Une place soigneusement aménagée s’étend à l’avant, légèrement surélevée entre la gentilhommière et la grange. Elle est ombragée par des marronniers en fleurs, au pied desquels poussent du thym, de l’alchémille et de la mélisse citronnée. Un vaste banc quadrangulaire en béton réunit non seulement les personnes qui s’y asseyent mais aussi les bâtiments qui l’entourent. Quant au monde extérieur, il disparaît avec les voitures derrière d’épaisses haies.

Verena Best-Mast und die historischen Gärten von La Gara in Jussy (GE) (Foto Sophie Stieger) Verena Best-Mast und die historischen Gärten von La Gara in Jussy (GE) (Foto Sophie Stieger)
Verena Best-Mast et les jardins historiques du domaine de La Gara à Jussy (GE) (photo Sophie Stieger)

À la manière de Rousseau

Plus l’architecte parle, plus son vocabulaire s’impose, qui appartient à ce domaine historique au même titre que les toits de tuiles d’un rouge éclatant. Autrefois, la cour était avant tout «utile» – la ferme comptait une quarantaine de bovins – et servait un peu pour le «plaisir», auquel un autre emplacement était réservé de l’autre côté de la demeure. Car les messieurs et les dames de la ville qui passaient les mois d’été à La Gara au XVIIIe siècle le faisaient à la manière de Rousseau, en assistant comme spectateurs aux activités et aux travaux simples de la campagne.

Le cocker spaniel tire gentiment sur sa laisse lors de la visite des terres. Des chemins tortueux mènent au travers du verger où fleurissent les mirabelliers, d’anciennes variétés de pommes, des néfliers, des poiriers et des cerisiers. «Nous marions notre fille en juin, c’est pourquoi nous avons semé des fleurs sauvages à la périphérie des prairies non fauchées», explique Madame Best. On imagine un instant de grandes tentes sous le soleil, des verres qui tintent. Un tel parc est certes une affaire de famille mais sans la vision et le soutien d’un architecte paysagiste de l’envergure d’Erik Dhont, il ne se serait guère concrétisé. La plupart des arbres fruitiers auraient pu se trouver ici il y a trois cents ans. Certaines de ces variétés presque oubliées ont été redécouvertes dans le sud de la France par un botaniste spécialement mandaté.

Verena Best-Mast und die historischen Gärten von La Gara in Jussy (GE) (Foto Sophie Stieger) Verena Best-Mast und die historischen Gärten von La Gara in Jussy (GE) (Foto Sophie Stieger)
Verena Best-Mast et les jardins historiques du domaine de La Gara à Jussy (GE) (photo Sophie Stieger)

Du visible et du caché

«Lorsque nous sommes ici, mon mari et moi, nous faisons chaque soir un tour du jardin, cela nous unit», confie Verena Best-Mast qui se penche pour redresser une tulipe courbée par le chien. «On reste en contact avec les plantes. Et le plus beau: il y a toujours une interaction.» Des salades fraîches s’épanouissent dans la serre et permettent de passer l’hiver car la plupart des membres de la famille sont végétariens. Un peu plus loin, des asperges vertes pointent à travers la terre. Bientôt, il y aura des artichauts et des fenouils, des groseilles, des framboises, des mûres.

Des chemins verts conduisent d’un plaisir à un autre plaisir, cette portion du jardin qui borde l’envers de la demeure. Le concept des espaces, du visible et du caché y règne également, identifiable de loin par les ifs rigoureusement taillés en diamant. Et, alors que l’on se demande où est passé le terrier du lapin blanc d’«Alice au pays des merveilles», un paysage aquatique apparaît au bout du terrain. «Il s’appelle ‹ah-ah›, explique la propriétaire. Ce nom vient du fait qu’il est plus bas que la prairie et que les gens poussaient autrefois des cris d’étonnement lorsqu’ils découvraient soudain ce canal.»

De telles exclamations doivent davantage encore retentir dans le labyrinthe de l’artiste Marcus Raetz, avec sa «Chaussée des géants» et ses culs-de-sac, ou devant le petit banc avec vue sur les sommets enneigés des Alpes. Mais c’est le soin extraordinaire apporté par la famille Best pour redonner toute sa splendeur à ce domaine resté à l’abandon durant plus de deux décennies qui suscite le plus l’admiration.

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Heimatschutz/Patrimoine 3/2023
Thème: «Les 25 ans du Prix Schulthess des jardins»
Paru le 19 août 2023

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Brochure consacrée au Prix Schulthess des jardins 2023: Groupe de travail Jardins historiques d’ICOMOS Suisse
CHF 10.–, CHF 5.– pour les membres de Patrimoine suisse