Regula Steinmann, cheffe de projet Culture du bâti, Patrimoine suisse.
Article paru dans notre revue Heimatschutz/Patrimoine no 3/2022
En 1972, on pouvait lire dans la présente revue: «Lorsque le Jugendstil a été vanté il y a plus d’un an comme digne de conservation, je n’en ai pas cru mes yeux. (…) Si je devais lire encore un seul mot positif sur le Jugendstil dans cette revue, je donnerai ma démission; en effet, je ne le supporte pas.» À l’époque, l’opulence de ce passé récent était ressentie comme dérangeante et dépassée.
Aujourd’hui, on porte un regard similaire sur la culture du bâti des années 1975–2000: les réflexions consacrées aux bâtiments de cette époque laissent indifférents nombre d’entre nous. Peut-être que subsiste même un malaise diffus – même si, ou justement parce que, nous avons vécu pour la plupart directement et au quotidien cette période. Que ce soit fortuitement durant l’enfance, plus ou moins consciemment durant l’adolescence ou même activement durant la vie professionnelle.
La reconnaissance d’une phase va de pair avec sa perception consciente et sa compréhension. L’écoulement du temps et l’étude des thèmes sociaux, politiques et architecturaux d’alors sont nécessaires. Dans le cas qui nous occupe, tant la recherche que la mise à l’inventaire en sont encore à leurs balbutiements. En même temps, les réalisations se trouvent déjà en pleine phase de mutation: elles subissent des transformations ou des assainissements énergétiques ou sont carrément démolies. Il est grand temps de se préoccuper de cette nouvelle génération de monuments et d’en reconnaître la valeur.
La crise pétrolière, la catastrophe nucléaire de Tchernobyl, la découverte du trou d’ozone – dès le milieu des années 1970, la société et la politique ont été dominées par des questions environnementales qui ont remis en question la croissance sans limite dans toutes ses dimensions. Les Verts et Greenpeace Suisse ont été fondés, Patrimoine suisse est devenu une association environnementale et s’est engagé désormais en faveur d’un développement harmonieux du paysage et de l’habitat.
Durant les années de boom, les carnets de commandes surchargés ne laissaient guère de temps aux bureaux de planification pour la réflexion. Aujourd’hui, on se pose toujours davantage de questions sur l’impact de la culture du bâti sur la population et l’environnement: comment les nouvelles constructions peuvent-elles être intégrées dans le cadre paysager et urbain existant? Comment traiter les espaces libres? Comment créer des lieux qui favorisent les interactions sociales? Quelle importance revêtent les bâtiments historiques et quel sort leur réservons-nous?
Les réponses à ces questions relèvent tant de l’architecture écologique que des techniques de pointe, tant des espaces proches de la nature que des lieux aménagés selon des règles géométriques strictes. Après la réalisation durant la croissance de vastes projets comme les hôpitaux, les bâtiments scolaires et les grandes infrastructures, les défis relevés durant la période de 1975 à 2000 se sont avérés plus limités et ont été soumis à une approche plus qualitative. L’accent est mis alors sur l’objet en particulier et son intégration dans le contexte historique, urbain, paysager et social. Rénover et agrandir dans le respect des monuments historiques devient une discipline architectonique.
De nouveaux matériaux, la généralisation des programmes CAD, l’institutionnalisation des normes et de nouvelles règles légales modifient les processus de construction et d’aménagement ainsi que l’identité des bureaux de planification. La complexité croissante aboutit à une spécialisation des domaines: de généralistes, les planificateurs deviennent des spécialistes. Les disciplines distinctes que sont l’architecture, le paysagisme, l’aménagement du territoire et l’ingénierie travaillent ensemble au sein d’équipes de planification.
Entre 1975 et 2000, l’architecture suisse jouit d’une reconnaissance extraordinaire, à l’étranger également. Ses stars dessinent des bâtiments iconiques qui deviennent des attractions touristiques. Aussi la création plus anonyme fait preuve d’une qualité hors du commun par le soin apporté à la réalisation, le choix des matériaux, la variété des détails et une imagination débordante. De nettes différences stylistiques s’affirment selon les régions, sous l’influence de la construction locale traditionnelle ou des tendances en vogue de l’autre côté de la frontière.
Depuis le début des années 1970, il est possible en Suisse de suivre un cursus en architecture du paysage. Ces nouvelles offres de formation, mais aussi la très remarquée exposition «Grün 80», témoignent de l’essor de cette profession. L’apparition des défis écologiques, l’intérêt pour l’aménagement du territoire et les exigences posées à la qualité des espaces dans l’habitat ont favorisé une nouvelle identité professionnelle. L’architecture du paysage suisse est devenue un bien d’exportation convoité: le «Swiss Made» est un label de qualité pour les parcs et les places, à Berlin comme à Londres.
Les défauts criants de l’aménagement précipité des infrastructures durant les années de boom ont entraîné un changement de paradigme parmi les ingénieurs. Un aménagement de qualité, l’esthétique et l’intégration dans le paysage sont désormais à l’ordre du jour. Ils poussent les sciences de l’ingénieur, le paysagisme et l’architecture à collaborer. La recherche de la qualité est le lien qui unit ces disciplines.
Les thèmes sociaux et politiques d’aujourd’hui sont étroitement liés à ceux d’hier – la crise climatique et la raréfaction des ressources sont plus aiguës que jamais. L’une des questions les plus importantes porte sur le traitement de cette ressource que constitue le parc architectural.
Aujourd’hui déjà, des bâtiments de la période de 1975 à 2000 sont sacrifiés sur l’autel de l’autosuffisance énergétique et remplacés par de nouvelles constructions – cela bien avant le terme de leur cycle de vie. La valorisation du parc existant n’est donc pas seulement pertinente du point de vue de la culture du bâti: la préservation de l’énergie grise recelée dans ces bâtiments va aussi dans le sens de la maîtrise de la crise climatique. La recherche d’un équilibre entre les valeurs architecturales et une nouvelle culture durable de la transformation nécessite un changement de paradigme et modifiera fortement aussi bien le travail des bureaux de planification que notre perception esthétique au cours des années à venir. Aujourd’hui déjà, la nouvelle génération de planificateurs traite avec beaucoup plus d’égards cette ressource qu’est le parc immobilier.
Évoquée en introduction, l’hostilité envers le Jugendstil montre bien que notre point de vue sur une époque passée évolue avec le temps et une connaissance plus approfondie. Par une campagne qui se veut très exploratoire et discursive consacrée à la culture du bâti des années 1975–2000, Patrimoine suisse entend contribuer à la compréhension et à l’appréciation d’une période très riche en réalisations de grande qualité et soutenir un débat éclairé. Nous en sommes au tout début et avons le plaisir de vous inviter à découvrir la culture du bâti de la fin du siècle passé!
Repères
1972 «Les limites à la croissance», Club de Rome
1973 Crise pétrolière; dimanches sans voitures
1975 Année européenne du patrimoine
1976 Apple I – premier ordinateur personnel
1980 Entrée en vigueur de la loi sur l’aménagement du territoire
1982 Premier logiciel AutoCAD (Computer-Aided Design)
1983 Entrée de trois premiers sites culturels suisses au Patrimoine mondial de l’UNESCO
1984 Fondation de Greenpeace Suisse
1985 Découverte du trou d’ozone, entrée en vigueur de la loi sur la protection de l’environnement
1986 Catastrophe nucléaire de Tchernobyl; incendie de Schweizerhalle
1987 Entrée en vigueur de l’ordonnance sur la protection contre le bruit
1989 Chute du mur de Berlin
1991 Dissolution du Pacte de Varsovie
1992 Non à l’accord sur l’Espace économique européen
1993 Ouverture du World Wide Web; entrée en vigueur du Traité de Maastricht (UE)
1994 Approbation de l’initiative des Alpes
1996 Naissance de la brebis Dolly, premier animal cloné
2002 Entrée en vigueur de l’accord sur la libre circulation CH-EU