Noel Picco et Lukas Stadelmann, Interview Noel Picco et Lukas Stadelmann, Interview
Noël Picco et Lukas Stadelmann du bureau d’architectes Malheur&Fortuna, dans la STEP de Werdhölzli, Zurich. Photo: Marion Nitsch

«Les STEP, miroirs de la Suisse»

Entretien avec Lukas Stadelmann et Noël Picco

Texte: Marco Guetg, journaliste
Photos: Marion Nitsch, photographe

Quel est le rapport entre les stations d’épuration et la protection du patrimoine? Nous nous sommes aussi posé la question lorsque Lukas Stadelmann et Noël Picco se sont adressés à nous il y a quelques mois. Ils nous ont présenté leur étude sur les stations d’épuration des eaux (STEP) en Suisse, dévoilant ainsi un thème aussi passionnant qu’actuel, qui concerne bel et bien notre patrimoine construit, la préservation des monuments et la durabilité.

 

Lukas Stadelmann et Noël Picco sont architectes ETH. Œuvrant à Bâle au sein du bureau collectif Malheur&Fortuna, ils travaillent notamment sur des infrastructures, sur leur construction, leur utilisation et leur transformation. Les stations d’épuration des eaux (STEP) figurent parmi leurs priorités parce qu’elles sont bien plus que des bassins bétonnés relégués en périphérie des agglomérations. Aperçu d’un thème rarement évoqué, qui nous concerne pourtant au quotidien.
 

En général, les architectes dessinent des maisons, des écoles ou des homes. Comment en êtes-vous arrivés à vous occuper de STEP?

Noël Picco: Cet intérêt a déjà surgi lors de nos études à l’ETH Zurich. Lukas Stadelmann s’occupait alors de l’approvisionnement des villes et moi de l’évacuation, et donc des STEP, et de l’incinération des déchets. Nous nous sommes rendu compte que les STEP, avec leur pragmatisme radical, fournissaient des thèmes passionnants: elles sont généralement installées dans un site attrayant, elles sont le signe d’un système qui fonctionne et en même temps le miroir de la société.

Lukas Stadelmann: Ce pragmatisme radical engendre une esthétique particulière. Les barrages ou les centrales électriques sont parfois stylisés à l’extrême, mais pas les STEP. Elles sont une pure représentation de l’ingénierie suisse avec une caractéristique significative: elles sont placées autant que possible là où elles ne dérangent pas.

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Noël Picco et Lukas Stadelmann du bureau d’architectes Malheur&Fortuna, dans la STEP de Werdhölzli, Zurich. Photo: Marion Nitsch

Ce thème a fini par vous préoccuper au point de rédiger une étude sur les STEP (malheur-fortuna.ch/Projekt/sARA).

Stadelmann: Dès notre premier mandat sur les STEP, nous avons constaté que celles-ci se modifient, sont réaffectées ou disparaissent. Nous avons aussi été influencés par les événements liés à la STEP du Werdhölzli à Zurich. Alors que tout le monde parlait de scandale de corruption et cherchait des responsables, nous nous sommes penchés sur d’autres questions: comment en est-on arrivé à transformer en piscine un des bassins de cette station. Pourquoi ce bassin ne servait-il plus à rien? Les changements intervenus sur ce site ont mené à d’autres réflexions sur les STEP, sur leur transformation ou leur démantèlement. Des interrogations qui ont nourri ce travail de recherche.

Les STEP sont-elles un sujet discuté par les architectes et les aménagistes?

Picco: Plutôt pas, car la STEP se situe à la fin du processus de planification urbaine.

Bien qu’elles soient utilisées sans cesse et sans réserve aucune par toute la population!

Stadelmann: On a mis les STEP à l’écart car on voulait éloigner les odeurs autant que possible de la population. Aujourd’hui, en raison de la densification croissante et de l’extension de l’habitat, ces installations sont toujours plus proches des gens et deviennent ainsi d’actualité. C’est un aspect, le second étant la superposition des utilisations: les STEP sont souvent davantage que des infrastructures monofonctionnelles.

Vous dites que le développement de la Suisse au cours des 40 à 50 dernières années peut être raconté au travers des stations d’épuration.

Picco: L’essor économique des années 1950 et 1960 a entraîné en même temps une dégradation des eaux. Des inventions comme la machine à laver ou les nouveaux détergents ont facilité les tâches quotidiennes au détriment des cours d’eau. Au milieu des années 1960, on a donc assisté à un développement massif des STEP avec une nouvelle étape de traitement. Dans les années 1980 et 1990, une troisième étape s’est imposée: jusque-là, l’eutrophisation ne pouvait pas être suffisamment maîtrisée et des méthodes nouvelles et économiques ont été introduites afin d’éliminer les phosphates. Nous entamons aujourd’hui la quatrième étape. Il s’agit de débarrasser les eaux des résidus de médicaments, des pesticides et des microplastiques, notamment. Au fil des ans, la consommation d’eau a aussi augmenté – en raison de la croissance de la population et de l’élévation du niveau de vie. En outre, certains évènements purement biologiques nécessitent aussi une optimisation des infrastructures. Par exemple, on a constaté que les résidus de médicaments entraînent des mutations chez les batraciens et les poissons. Il convient de lutter contre ces effets. Cette brève énumération montre que les modules qui sont sans cesse ajoutés racontent une histoire.

Stadelmann: Les STEP sont toujours plus hautes en raison de nouvelles utilisations – un signe visible de l’évolution sociale et écologique. Du biogaz est produit à partir des boues, des panneaux solaires sont montés au-dessus d’une station… 

Picco: … ou du phosphore est récupéré. Au final, l’exutoire d’une STEP est aussi un indicateur de la «contamination» virale ou toxique de la société. Durant le coronavirus, on pouvait évaluer l’étendue de l’épidémie dans les eaux usées. De même, la STEP du Werdhölzli publie après chaque Street Parade le taux de cocaïne dans l’eau. La hausse est sensible.

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Noël Picco et Lukas Stadelmann du bureau d’architectes Malheur&Fortuna, dans la STEP de Werdhölzli, Zurich. Photo: Marion Nitsch

Votre étude livre des faits. Regardez-vous aussi vers l’avenir?

Stadelmann: Bien sûr. La Suisse compte plus de 700 stations d’épuration. Elles sont exploitées en majorité par des communes. Une partie d’entre elles ne seront plus nécessaires dans un proche avenir car, sous la pression des coûts et des impératifs techniques, de nouvelles installations centralisées vont apparaître, respectivement certaines STEP seront développées. La question se pose de savoir ce que nous allons faire de toutes ces anciennes usines désaffectées. Nous y avons réfléchi. Durant notre travail, nous avons aussi constaté qu’il n’y a pas de publication sur ce thème, qu’on ne trouve pratiquement rien sur la relation entre l’épuration et la protection des eaux et de la nature et encore moins sur l’utilisation d’une station en friche. 

On dispose avec votre étude d’une sorte de fil conducteur. Qu’entendez-vous maintenant en faire?

Picco: Un site Web est en préparation et sera bientôt mis en ligne. Mais il nous importe avant tout de rechercher avec les milieux intéressés des solutions concernant le traitement des bâtiments d’infrastructure. Ce n’est pas par hasard que nous avons pris contact avec Patrimoine suisse. Nous voulions savoir s’il existait des stratégies de gestion des infrastructures historiquement importantes. Il ne s’agit pas seulement de la construction d’une STEP ou de sa réaffectation mais aussi de sa dimension culturelle et historique: une telle installation mérite d’être étudiée sous l’angle de la culture du bâti.

Stadelmann: Le démantèlement des STEP intervient avant tout dans les petites communes où l’on ne sait trop que faire de ces friches. Il serait donc important de créer un pool de connaissances auquel pourraient se référer les décideurs en mal d’idées. Notre travail de recherche y contribue.

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Noël Picco et Lukas Stadelmann du bureau d’architectes Malheur&Fortuna, dans la STEP de Werdhölzli, Zurich. Photo: Marion Nitsch

Une STEP est-elle un monument historique?

Picco: Je ne peux répondre ni par oui ni par non car il y a deux points de vue. Qu’est-ce qui fait le monument, la STEP en tant que construction ou le système d’épuration et tout son fonctionnement? Il y a des stations dignes d’intérêt qui ont déjà été réutilisées ou transformées, qui sont ouvertes au public et sont devenues des biens communs. D’autres présentent un intérêt particulier ou encore se situent en un lieu attrayant. Tout est possible. Notre vision est différente: nous considérons toujours les STEP du point de vue systémique.

Stadelmann: Il est passionnant d’appréhender toutes les STEP dans leur ensemble et de dégager une constante dans le développement architectonique. Toutes ces installations sont semblables dans un sens et pourtant toujours liées à un contexte particulier.

Picco: Je trouve par exemple que le bâtiment Porteous, de la STEP de l’Aïre à Genève, est très intéressant du point de vue de la culture du bâti, de par sa construction et sa fonction actuelle. Après la désaffection, il a été occupé par un collectif en 2018. Un lieu de culture ainsi apparu. Un projet du bureau Sujet Objet propose d’en faire un nouvel espace socioculturel qui s’intègre habilement dans les structures existantes.

Comme vous l’avez expliqué, nombre de STEP communales disparaissent et sont remplacées par de nouvelles stations plus grandes et centralisées. Pourtant, les 700 usines que vous avez mentionnées ne sont pas promises à un tel sort…

Stadelmann: Nous nous sommes penchés plus particulièrement sur les cantons d’Appenzell Rhodes-Extérieures, de Lucerne et de Neuchâtel. Près de deux tiers des stations existantes y sont démantelées. De nombreuses communes sont confrontées à la même question: et maintenant? Notre réponse est que lorsque quelque chose a été construit, il ne faut pas le démolir mais le réaffecter – pour des raisons écologiques également. Ces bâtiments en béton recèlent beaucoup d’énergie grise.

Picco: Même si seules 300 à 400 STEP sur 700 sont appelées à disparaître en Suisse, cela représente un sacré défi pour la construction.

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Noël Picco et Lukas Stadelmann du bureau d’architectes Malheur&Fortuna, dans la STEP de Werdhölzli, Zurich. Photo: Marion Nitsch

Parce qu’il reste toujours une friche et beaucoup de points d’interrogation…

Picco: Il peut même y avoir deux friches: la station proprement dite et souvent un ruisseau menacé de d’assèchement parce que les eaux de source utilisée par la commune sont désormais détournées vers une STEP centralisée. Cela crée des problèmes environnementaux complexes. La nouvelle infrastructure est censée protéger l’écosystème mais on court aussi le risque de le solliciter encore davantage. 

Dites-moi ce que l’on peut faire d’une ancienne STEP?

Picco: Beaucoup de choses! Des places de jeux, des bassins de baignade, des espaces de rencontre, des piscicultures, des réservoirs d’énergie, des centres culturels, des habitats pour les oiseaux… – on peut faire de belles choses un peu partout avec un peu de créativité. La commune d’Oerlikon (ZH), où la ville a grandi peu à peu jusqu’à la STEP, offre un exemple réussi de réaffectation: on y trouve une place de jeux et un centre dédié à la création.

Stadelmann: On peut aussi citer la STEP d’Aproz, à Nendaz (VS), qui a été joliment aménagée en un espace de jeux pour les enfants par le bureau en dehors. Ou la STEP d’Attisholz, transformée par MAVO en parc de loisirs. De même, une association ornithologique songe à aménager des nichoirs dans une station désaffectée. Beaucoup de ces réaffectations répondent à une demande de longue date en un lieu déterminé. Ce qui n’a rien d’étonnant: lorsqu’on vit sur place, on sait ce que l’on veut.

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Noël Picco et Lukas Stadelmann du bureau d’architectes Malheur&Fortuna, dans la STEP de Werdhölzli, Zurich. Photo: Marion Nitsch

Les stations d’épuration sont plutôt connotées négativement. On pense aux odeurs. Que peut-on faire là-contre lorsqu’on transforme une ancienne STEP?

Picco: À la STEP du Werdhölzli à Zurich, les employés ont transformé les bassins de décantation en piscine. Je pense que ces gens savaient parfaitement à quoi avaient servi ces installations par le passé. Pourtant, ils étaient prêts à y patauger sans retenue. Au fond, c’est une question de changement de valeurs. Dans une commune, on doit s’interroger sur l’importance des infrastructures bâties: veut-on les préserver à l’avenir ou toujours construire à neuf?

Si nous imaginons les STEP en 2050, à quoi vous attendez-vous, respectivement qu’est-ce que vous espérez?

Stadelmann: Les STEP font leur retour dans l’espace urbain. À l’avenir, elles n’auront plus une mais plusieurs fonctions et seront un élément tout à fait normal dans une ville ou une région. Par la généralisation du concept de ville-éponge, le drainage des rues et des toits va s’intégrer à la ville et le cycle de l’eau deviendra un système global inhérent aux agglomérations.

Picco: Ma vision? Un site sera considéré comme adéquat parce que l’on aura reconnu que ces infrastructures sont le fondement de nos villes et que l’on ne veut plus les cacher.

Lire

Heimatschutz/Patrimoine 3/2024: Redessiner l’épuration des eaux

Étude

Étude sur les stations d’épuration des eaux de Lukas Stadelmann et Noël Picco (en allemand)

Films

Perles des archives télévisuelles consacrées à l’épuration des eaux en Suisse (en collaboration avec les archives de la RTS)