Sabine Tschäppeler, Interview Sabine Tschäppeler, Interview
Sabine Tschäppeler, cheffe du service Nature et écologie de la Ville de Berne, dans le lotissement Stöckacker Süd à Bümpliz. Photo: Marion Nitsch

«La ville est dédiée principalement aux humains»

Entretien avec Sabine Tschäppeler

Texte: Marco Guetg, journaliste
Photo: Marion Nitsch, photographe

Le numéro 1/2024 de la revue Heimatschutz/Patrimoine est centrée sur la biodiversité dans l'espace urbain. Nombreux sont ceux qui ne mesurent pas l’état critique de la biodiversité en Suisse et à quel point notre qualité de vie dépend de la protection de la nature. Patrimoine suisse réfléchit et agit depuis des décennies dans le souci de la durabilité, raison pour laquelle il fait partie des organisations qui ont lancé l’Initiative biodiversité. Il sera soumis au peuple en septembre.

 

Biodiversité et espace urbain – deux termes, deux mondes distincts qui, au cours des dernières années, ont démontré qu’ils pouvaient bien fonctionner ensemble et en parallèle. Quelles sont les conditions nécessaires? Sabine Tschäppeler, qui dirige le service Nature et écologie de la Ville de Berne, répond à cette question.
 

Madame Tschäppeler, la biodiversité est devenue un slogan. Que recouvre-t-elle?

La biodiversité définit la diversité naturelle aux niveaux génétique, des espèces et des biotopes. Aucun de ceux-ci n’existe tout seul, ils sont tous interdépendants. Mais selon moi, la question fondamentale est pourquoi doit-on préserver la biodiversité? La biologiste et éthicienne de l’environnement Uta Eser donne trois réponses pertinentes: premièrement «parce que c’est intelligent – l’économie et la société dépendent d’écosystèmes qui fonctionnent correctement»; deuxièmement «parce qu’elle rend heureux – la biodiversité amène la beauté, l’expérience de la nature, la spécificité et participe ainsi de l’aspiration à une vie agréable»; et troisièmement «parce que c’est équitable – par respect pour les êtres humains ailleurs dans le monde et à venir, par respect pour les autres formes de vie».

Quel espoir cette coexistence respectueuse vous inspire-t-elle?

Mon espoir serait que les humains acquièrent les connaissances nécessaires pour favoriser la nature et aussi la possibilité d’œuvrer eux-mêmes dans ce sens. Mon espoir est aussi que les gens donnent le poids nécessaire à l’ensemble. Qu’ils puissent accorder la flexibilité et le temps pour faire évoluer ensemble la ville dans cette direction, en sachant que cette voie est bénéfique tant pour les habitants que pour la nature.

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Sabine Tschäppeler, cheffe du service Nature et écologie de la Ville de Berne, dans le lotissement Stöckacker Süd à Bümpliz. Photo: Marion Nitsch

Le concept de biodiversité développé par la Ville de Berne en 2012 pourrait être un guide dans ce sens. Quelle est son importance?

En l’an 2000, la Ville de Berne a recensé ses espaces naturels. Lors d’une actualisation par vue aérienne huit ans plus tard, elle a constaté que la surface de ceux-ci avait déjà reculé de 7% – en raison des constructions, des transformations ou de la densification vers l’intérieur. Il était nécessaire de réagir et l’exécutif a pris le taureau par les cornes. Le concept de biodiversité est un engagement politique d’une part et une orientation stratégique de l’autre. Il comprend six axes et 17 objectifs formulés de manière relativement ouverte. Seul un objectif est aussi une mesure: il prescrit que, pour les nouvelles constructions, une part de 15% au minimum doit être réservée d’emblée comme espace de vie proche de la nature. Berne a ainsi déjà inscrit la compensation écologique. C’est cet objectif clair qui s’est montré le plus efficace.

Le concept de biodiversité était prévu pour dix ans et a pris fin en 2022. Un nouveau est-il en préparation?

Oui, mais je ne peux pas encore donner des détails car nous sommes au milieu du gué tant pour le contenu qu’au niveau politique. La situation est la suivante: l’objectif était de rendre à la nature 17% des surfaces habitées. Nous devons augmenter cette part.

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Sabine Tschäppeler, cheffe du service Nature et écologie de la Ville de Berne, dans le lotissement Stöckacker Süd à Bümpliz. Photo: Marion Nitsch

Si l’on regarde l’espace urbain, quels sont les points névralgiques?

Ils se situent dans la volonté générale des planificateurs de prendre en compte les aspects formulés dans le concept de biodiversité. Cette disponibilité a fortement progressé au cours des dernières années. Les bureaux établis emploient toujours plus de gens qui se préoccupent des questions relatives à la nature. Cela se manifeste aussi dans la formation des architectes paysagistes, qui accorde davantage d’importances aux thèmes concernant la biodiversité. Nombre de bureaux emploient même des spécialistes de l’environnement avec lesquels nous pouvons dialoguer sur pied d’égalité. Les problèmes surgissent toujours lorsqu’il est question d’un aménagement formel qui ne peut plus évoluer et qui nécessite une intervention massive. Cela est en contradiction avec la nature.

Comment résolvez-vous de tels conflits?

Comme nous avons inscrit la compensation écologique dans le concept de biodiversité et prescrit au moins 15% de surfaces proches de la nature, nous pouvons l’imposer. Cela donne parfois des résultats qui sont insatisfaisants pour le concepteur ou pour nous.

Par ailleurs, vous êtes aussi confrontés aux besoins des habitantes et des habitants: places de jeux, zones de rencontre, espaces pour les chiens … Comment concilier tout cela avec la biodiversité?

Beaucoup de personnes privilégient les gazons bien soignés dans leur environnement immédiat. Cela répond à leur goût pour l’ordre et ils se sentent chez eux. Mais si l’on explique que les oiseaux ont besoin d’insectes pour nourrir leurs petits et qu’il faut pour cela des plantes hautes qui brunissent et sèchent jusqu’au printemps, nombre d’habitants sont prêts à tolérer des espaces plus sauvages dans le voisinage. Depuis quelques années, la représentation des espaces extérieurs et de ce qu’ils doivent apporter a fortement évolué. De plus en plus de gens se soucient de la biodiversité lorsqu’ils font leur jardin.

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Sabine Tschäppeler, cheffe du service Nature et écologie de la Ville de Berne, dans le lotissement Stöckacker Süd à Bümpliz. Photo: Marion Nitsch

C’est une chose de créer des espaces de vie pour les animaux sauvages. Mais qu’en est-il des chiens et des chats qui exercent une pression très négative sur ces biotopes?

Les chiens ne dérangent guère la faune, à part sur les plans d’eau lorsque les oiseaux couvent. Les chats surtout sont problématiques. Il y en a tout simplement trop! Ils sont responsables du recul des populations de reptiles, d’amphibiens et surtout d’oiseaux.

Que peut-on faire là contre?

Pas grand-chose. Il y a eu des interventions politiques en vue d’une régulation mais elles étaient vouées à l’échec. Nous avons donc opté pour le pragmatisme. Nous essayons de rendre attentifs à ce problème les propriétaires de chats, qui sont dans leur majorité sensibles à la nature. Nous en appelons à leur responsabilité et les incitons à n’avoir qu’un seul chat et à le stériliser. Dans les lieux écologiquement précieux, nous avons aussi tenté de faire interdire les chats en passant par les bailleurs. Mais il n’y a pas de base légale, tout est question de bonne volonté.

Nombre de propriétaires de chats vont s’indigner …

Je sais, mais ça n’a rien d’extraordinaire. En ville de Berne, les animaux domestiques sont interdits dans la moitié des bâtiments locatifs. Apparemment, l’argument de la biodiversité suscite plus d’opposition que d’éventuels dégâts aux appartements.

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Sabine Tschäppeler, cheffe du service Nature et écologie de la Ville de Berne, dans le lotissement Stöckacker Süd à Bümpliz. Photo: Marion Nitsch

Les places de jeux répondent à un besoin du public et entraînent aussi des conflits.

Ces espaces peuvent être aménagés de manière assez naturelle et ont une grande valeur pour la biodiversité. Les insectes y sont à l’aise car tous les endroits ne sont pas utilisés de manière intensive et les plus grands animaux qui arpentent nos villes le font surtout de nuit. Lorsqu’elles comportent des monticules, qu’on peut y jouer avec de l’eau, du bois et des pierres, ces places éveillent le goût de la découverte et sont particulièrement attrayantes pour les enfants.

L’éclairage public revient toujours dans les discussions ... 

De nombreuses villes ont développé des concepts d’illumination pour la voirie et parfois même pour les espaces privés. Les choses ont beaucoup évolué ces dernières années: par exemple, on privilégie des lumières chaudes qui attirent moins les insectes. Dans certains quartiers, la lumière est réduite dès 22 h. voire carrément éteinte. Après tout, la majorité des gens préfèrent dormir dans des chambres sombres. Des recherches récentes montrent que la lumière a un impact important sur les animaux. C’est pourquoi les zones proches de la nature ne devraient pas être éclairées. On parle même d’établir des corridors noirs dans des endroits sensibles afin que certaines populations puissent se déplacer de nuit sans encombre.

Dans le débat sur la biodiversité, on parle d’espaces pour les humains et d’espaces pour les animaux. Qui a la priorité?

La ville est dédiée principalement aux humains. Mais tout dépend de la situation. Naturellement, nous évaluons toujours les priorités en fonction de chaque lieu. C’est ainsi que la nature est prioritaire sur certaines surfaces et dans certains corridors. Ailleurs, cet arbitrage conduira à un autre résultat. L’important est de discuter et de décider en se fondant sur des bases scientifiques. Il existe par exemple une liste d’espèces pour la survie desquelles la Suisse assume une responsabilité. Lorsque celles-ci sont menacées dans un cas concret, cette préoccupation va peser d’un poids plus lourd dans la décision.

Même lorsque l’endroit est important pour les humains – par exemple pour le transit?

On doit alors évaluer les intérêts en présence. Lorsque l’on considère que la biodiversité, dans sa globalité, est utile aux humains, aux animaux et aux plantes, on peut pondérer chaque aspect différemment, en fonction de la situation. Nous aboutissons toujours à une solution.

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Sabine Tschäppeler, cheffe du service Nature et écologie de la Ville de Berne, dans le lotissement Stöckacker Süd à Bümpliz. Photo: Marion Nitsch

Quel est l’impact du changement climatique sur la biodiversité?

Il est énorme! Les espaces de vie s’en trouvent modifiés. Or les conséquences du réchauffement climatique sont prises davantage en compte que la diminution de la biodiversité et ont un impact important sur la politique. Comme de nombreuses mesures en faveur d’un climat supportable dans les villes sont aussi favorables à la biodiversité, il est possible d’établir des synergies entre ces préoccupations. Par exemple, la conservation d’arbres anciens lors des planifications ou la désimperméabilisation des sols asphaltés sont devenues des évidences. Il y a dix ans, on en rêvait à peine.

Comme pour les 17% de surfaces naturelles évoquées ci-dessus, pourrait-on aussi définir une proportion de sols perméables dans la ville?

Nous n’en sommes pas encore là à Berne. Notre concept prévoit juste que la proportion des surfaces imperméables ne doit pas augmenter. Or nous n’avons pas rempli cet objectif au cours des dix dernières années.

Et si nous abordions aussi les conflits entre la protection des monuments et la biodiversité?

Ces deux problématiques sont souvent complémentaires. Je pense avant tout aux jardins anciens avec leurs murs irréguliers et leurs arbres «biotope». Les aménagements du XXe siècle suscitent souvent le débat. Mais ce n’est généralement pas seulement la biodiversité qui aboutit à des conflits à proximité des habitations et des écoles – c’est l’utilisation et l’adaptation au climat. Les discussions portent sur la hauteur de l’herbe, sur le choix des plantes, sur la plantation de nouveaux arbres, sur le maintien de surfaces imperméables et sur la végétation qui est tolérée ailleurs. Il faut procéder à une pesée des intérêts: qu’est-ce qui fait la valeur d’un jardin ancien? Où peut-on s’écarter du plan original? Ces questions demeurent ouvertes pour les bâtiments historiques. Il faut s’entendre sur des définitions.

Nous avons évoqué quelques zones de conflits. Que faites-vous afin d’amener la population à participer?

Nous travaillons très étroitement avec la population, sachant que le recul de la biodiversité est en réalité un problème sociopolitique. En tant que scientifiques payés par les impôts, nous avons le privilège d’apporter notre soutien dans ce domaine de manière professionnelle. Nous remarquons toujours que les gens se font du souci, qu’ils veulent faire quelque chose. Nous pouvons leur tendre la main et les aider, par des conseils, de la documentation, des projets de science participative et avec notre centre nature mobile. Il ne faut pas oublier que, dans les quartiers, il y a beaucoup de personnes prêtes à s’engager au-delà de leur jardin et à agir bénévolement en faveur de la biodiversité, par exemple en luttant contre les plantes invasives. Ça fait plaisir de constater au quotidien que nous tirons tous à la même corde.

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Heimatschutz/Patrimoine 1/2024: La biodiversité dans l'espace urbain

Initiative

Site Internet de l'Initiative biodiversité
www.initiative-biodiversite.ch